Modalités de sevrage des opioïdes
dans le cas des femmes enceintes
Dr Sylvie WIEVIORKA
Directeur Médical du Centre Saint-Germain-Pierre-Nicole, Croix-Rouge Française , Paris
Substances concernées
Les principaux opioïdes actuellement utilisés en France par les toxicomanes, et pour lesquels la question du sevrage peut se poser sont :
Dans le cas des femmes enceintes, il est exceptionnel que dautres molécules opioïdes amènent à se poser la question du sevrage.
Toxicomanie et grossesse, aspects historiques
La connaissance des effets des opiacés au cours de la grossesse est ancienne. La première publication retrouvée dans la littérature remonte à 1875 (1). Aux Etats-Unis, la question de limpact de la toxicomanie lors de la grossesse et de la conduite à tenir est débattue depuis la fin des années soixante. Le NIDA consacre en 1976 un numéro spécial de "Research Issues" à ce sujet (2), et de nombreux articles paraissent dans la presse spécialisée dès cette époque (3).
En France, on pouvait encore lire en 1988, sous la plume du Pr Parquet, un article intitulé "Toxicomanie et grossesse, une situation nouvelle et méconnue" (4). Cet article fait état dune enquête épidémiologique rétrospective menée dans la région Nord-Pas-de-Calais. Pour 163 000 femmes ayant accouché au cours des années 1985-1986 et du premier trimestre 1987 dans la région, 18 sont repérées comme toxicomanes. Plus quune donnée objective, ce chiffre est le témoin de la faible visibilité du problème. Dans un article paru en 1989, N .Ciraru-Vigneron sétonne du peu dintérêt des européens sur ce sujet : "nous avons relevé deux articles scandinaves de 1983 portant sur 89 enfants de mères toxicomanes et, à notre connaissance, la seule étude française publiée est celle de Gillet et Gabaude, qui porte sur 21 observations recueillies entre 1979 et 1984" (5). Elle relève toutefois que progressivement, les chiffres français se rapprochent des chiffres américains (1% des accouchements concernent des femmes toxicomanes en 1985-1986 à Lariboisière, contre 4,5 de 1980 à 1984).
Lassociation grossesse-toxicomanie étant, jusquau milieu des années quatre-vingt, largement ignorée (déniée ?), ceci explique que dans notre pays, la question du sevrage des femmes enceintes toxicomanes ne soit que tardivement et parcimonieusement abordée (6) et que lessentiel de la littérature à ce sujet soit nord-américaine.
Deux questions émergent de façon récurrente
A) Le sevrage est-il dangereux pour le foetus ?
"Le syndrôme de manque chez ladulte dépendant des opiacés ne représente pas un danger vital. Pendant la grossesse, il saccompagne dun important stress foetal, pouvant aller jusquà la mort du foetus. En 1973, la FDA a décidé que toute femme qui savérerait être enceinte sous méthadone devrait être sevrée dans les 21 jours. Cette décision fut rapidement rapportée après un cas de violents mouvements foetaux intra-utérins suivi de mort foetale.(...) Des précautions extrêmes doivent être prises pour diminuer ou arrêter la consommation dopiacés dans le cas des femmes enceintes. Lutilisation dantagonistes (Naloxone) est formellement contrindiquée, sauf pour sauver la vie de la mère" (7).
Cette notion de dangerosité est constamment retrouvée dans la littérature, même si elle nest que partiellement étayée. On comprend aisément que les arguments scientifiques incontestables manquent : personne na sérieusement envisagé détudier in vivo limpact du sevrage des opiacés sur le foetus humain. Toutefois, les études menées sur les animaux confirment limpression que le syndrome de manque des opiacés est au minimum générateur de souffrance foetale (8).
En 1984, alors quen France les traitements de substitution dans le cadre des toxicomanies aux opiacés demeuraient pour le moins confidentiels, on pouvait déjà en voir évoquer lintérêt pour les femmes enceintes, compte tenu des risques du sevrage : "Avec les dérivés morphiniques, il (s.e. le sevrage) est également difficile à réaliser et peut être dangereux pour le foetus (risque de souffrance foetale et de mort in utero). (...) Le remplacement de la drogue par une autre drogue est une solution, et cest ce principe qui a été adopté dans un certain nombre de centres américains sous la forme du traitement par la méthadone" (9).
A partir du moment où la dangerosité du sevrage dans le cas des femmes enceintes est admise, ce qui ne semble pas contestable, la question de son indication se traite en terme de risque/bénéfice, et ceci principalement pour le foetus et lenfant à naître.
A ce sujet, du moins en France, les avis ont longtemps été nuancés.
B) Le sevrage est-il possible ?
Pour B. Gabaude et J. Y. Gillet (10), obstétriciens, le sevrage est difficile à réaliser, et defficacité limitée. Le caractère fréquent de la rechute après sevrage est un argument supplémentaire en sa défaveur.
J. Hébert, psychiatre spécialisé dans la prise en charge des mères toxicomanes, aborde en 1988 cette question de lutilité du sevrage sous langle du sens de la grossesse et de la demande de sevrage (11). Sa réponse est ambiguë : si le sevrage est indiqué à partir du deuxième trimestre de la grossesse, en milieu obstétrical, sil ne saurait être question de le refuser à toute femme enceinte toxicomane qui le demande, cet auteur recommande de ne pas être dupe :
"La demande de sevrage par la jeune femme est souvent prise au pied de la lettre, sans que soit perçu le sens de cette manifeste demande découte et que soit admise lambivalence du désir. (...). Insister sur lobligation dune abstinence totale dans un moment de grande mouvance psychique où sopèrent de nombreux remaniements, nest-ce pas donner plus de force à la croyance en un pouvoir magique du produit. Lutilisation de la méthadone ne participe t-elle pas, au moins en partie, à cette idée ?" (12).
N. Ciraru-Vigneron, elle aussi obstétricienne, rejoint Gabaude et Gillet : le sevrage est techniquement possible, moyennant certaines précautions. Toutefois, compte tenu du taux élevé déchecs, il ne lui paraît pas opportun de le proposer en cours de grossesse (13).
D. Boubilley, médecin consultant au centre Marmottan, fait du premier trimestre de la grossesse le moment idéal pour mettre en oeuvre un sevrage. Toutefois, elle partage les réticences de ses collègues obstétriciens : risque de mort foetale in utero, risque de rechute en cours de grossesse, absence de critère prédictif du bénéfice de larrêt de la toxicomanie sur la capacité à se maintenir abstinente après laccouchement, ainsi que sur la qualité de la relation mère-enfant (14).
Enfin, dans un article écrit en collaboration avec le Pr Boissonnas (15) en 1995, nous avons retenu le deuxième trimestre de la grossesse comme la moins mauvaise période pour entreprendre un sevrage. Techniquement, nous préconisons, plutôt quun sevrage brutal, dangereux pour le foetus et mal toléré par la mère, une substitution lentement dégressive à laide de sulfate de morphine (Moscontin ®). Ce sevrage dure idéalement une douzaine de jours, en milieu hospitalier et sous contrôle obstétrical. Nous faisons nôtre dans cette article la réticence de la majorité des auteurs pour le sevrage des femmes enceintes, et considérons quil nest indiqué que sur la demande explicite de la future mère, en labsence de possibilité dun traitement de substitution par la méthadone, encore peu disponible en France lors de la rédaction de cet article. Aujourdhui, la disponibilité de la méthadone sur lensemble du territoire réduit encore plus les indications au sevrage des femmes enceintes toxicomanes.
Reste t-il encore des indications au sevrage des femmes enceintes dépendantes des opioïdes ?
Il convient de rappeler que la question ne se pose que pour des femmes qui narrivent pas à réguler delles même leur consommation à partir du moment où elles se savent enceintes. Il sagit donc de femmes sévèrement dépendantes, et qui ne sont pas en mesure, en dépit bien souvent dune connaissance du caractère néfaste pour lenfant à naître de la poursuite de leur intoxication et dune culpabilité massive, dinfluer sur la situation.
Dans un tel contexte, limmense majorité des auteurs est extrêmement sceptique sur la possibilité pour ces femmes de se maintenir durablement abstinentes, fut-ce après un sevrage réclamé par elles et correctement mené : "La dépendance aux opiacés durant la grossesse a été étudiée ces trente dernières années sous langle de ses effets sur la femme, sur le foetus et le nouveau-né (...) ; elle entraîne des problèmes médicaux complexes. Tout dabord, la femme enceinte héroïnomane est à peu près impossible à sevrer" (16).
Les articles français dont jai fait état plus haut ont été écrit avant que les traitements de substitution ne deviennent de pratique courante en France. Et pourtant, même avec cette restriction, on la vu, le sevrage des femmes enceintes est abordé avec une grande réticence. Aux Etats-Unis, où la méthadone est aisément disponible depuis environ trente ans, je nai trouvé aucun article préconisant le sevrage des femmes enceintes toxicomanes. Jai consulté Medline, qui est une banque de données exhaustive de la littérature médicale depuis 1971. En entrant trois critères : grossesse, toxicomanie et sevrage, il nexiste aucune référence disponible. En revanche, on trouve plusieurs dizaines de publications de bonne qualité qui démontrent lintérêt des traitements de substitution par la méthadone dans le cas des femmes enceintes dépendantes des opiacés (17).
La seule indication de sevrage qui subsiste est, de laveu même de L. Finnegan, ardent promoteur des traitements par la méthadone pour les femmes enceintes, la demande de la patiente, qui refuse un traitement de substitution, ou la nécessité de diminuer les doses de méthadone, en particulier pour les femmes qui veulent allaiter (18). Dans cette occurrence, L. Finnegan est formelle : "En dépit de nombreuses tentatives de sevrer des femmes enceintes à Philadelphie, lexpérience personnelle de lauteur (s.e. L. Finnegan) retrouve un échec de presque 100% sil sagit dun sevrage complet. Ceci sexplique pour partie par lincapacité de la patiente à mener le traitement à son terme (à cause de linconfort, ou par récidive de lintoxication aux drogues illicites), pour partie du fait des obstétriciens qui craignent une menace daccouchement prématuré" (19).
Si, en dépit des réticences des médecins, la patiente persiste à demander un sevrage, comment faire ?
A) La première question qui fait débat est celle de la moins mauvaise période pour le mettre en oeuvre
Le premier trimestre semble déconseillé, du fait des risques davortement majeurs. Lorsque la grossesse est presque à son terme, il semble déraisonnable de mettre en oeuvre à marche forcée un sevrage qui na pas été envisagé plus tôt.
Entre ces deux périodes, on peut envisager la mise en oeuvre de ce sevrage.
B) Modalités techniques
Quel que soit lopiacé dont la patiente est dépendante, le sevrage doit seffectuer prudemment, en milieu hospitalier, avec une surveillance foetale quotidienne.
Sil sagit du sevrage dune substance illicite (héroïne), on pratiquera une substitution lentement dégressive, avec un opiacé autorisé. Le seul opiacé autorisé dans cette indication en France est la méthadone. On sera alors amené à sinterroger sur la pertinence dune opération, qui consiste à prescrire une molécule qui génère une dépendance physique rapide et importante, et dont la patiente aura du mal à se sevrer. Dans cette indication, et bien que lon soit hors AMM, le Sulfate de Morphine (Moscontin ®) paraît conseillé, à une dose initiale variant entre 100 et 200 mg/jour, avec un sevrage lentement dégressif, en une douzaine de jours, par paliers de 2 jours (20).
Dans le cas dun traitement de substitution par la buprénorphine (Subutex®) ou par la méthadone, le sevrage seffectuera selon les mêmes modalités de paliers lentement dégressifs, avec une surveillance foetale régulière. Il en va de même pour les sevrages des dérivés codéinés.
En conclusion
En dehors dune volonté farouche de la patiente daccoucher sevrée, rarement suivie deffet, il ny a aucune raison de mettre en place un sevrage dans le cas dune toxicomanie aux opiacés chez une femme enceinte.
Avec unanimité, lensemble des spécialiste est daccord pour considérer que la mise en place dun traitement de substitution est dans cette configuration la meilleure conduite à tenir.
Le refus par les praticiens de sengager dans une modalité thérapeutique hasardeuse et le plus souvent vouée à léchec protège la future mère, légitimement soucieuse de la santé de son enfant à naître, de la culpabilité générée inévitablement par des échecs itératifs. La banalisation des traitements de substitution facilite le dialogue avec la femme enceinte, qui ne bénéficie plus dun traitement dexception. Si toutefois elle persiste dans son désir dabstinence, il nest pas interdit de lui proposer de revoir la question une fois quelle aura accouché : la mise en oeuvre dun sevrage nest jamais urgente.
Notes
(1) citée par COBRINIK R.W., HOOD R. T. ET CHUSID E., the effect of maternal narcotic addiction on the newborn infant. Review of literature and report of 22 cases. Pediatrics. 1959, 24, n°2, 288-304
(2) Research Issues n°5, Drugs and pregnancy, National Institute on drug abuse, US department of health, education and welfare, 1976, 147 p.
(3) entre autres :
(4) PARQUET Ph., BAILLY D., VIGNAU J. , SERVANT D., Toxicomanie et grossesse, une situation nouvelle et méconnue, Sem. Hop. Paris, 1988, 64, (24), 1649-1654.
(5) CIRARU-VIGNERON N., RAFOWICZ E., NGUYEN TAN LUNG R. , Toxicomanie et grossesse, J; Gynecol. Obstet. Biol. Reprod, 1989, 18, 637-648
(6)cf GABAUDE B. et GILLET J. Y. , Toxicomanie et grossesse, Encycl Méd Chir (Paris, France) Obstétrique, 5048 P 10, 6-1984, article dans lequel les auteurs remarquent que « Si léventualité pour un obstétricien de se trouver face à une toxicomane enceinte est rare dune manière générale, lincidence toxicomanie-grossesse a pu cependant atteindre des proportions considérables parfois : en 1972, au Metropolitan Hospital center de New-York, un nouveau-né sur 27 était de mère droguée. »
(7) HOEGERMAN G. et SCHNOLL S., Narcotic Use in Pregnancy, Clinics in Perinatology, Vol 18, N° 1, March 1991, 51-76
(8) HOEGERMAN G. et SCHNOLL S., ibidem, p 63
(9) GABAUDE B. et GILLET J. Y. , Toxicomanie et grossesse, Encycl Méd Chir (Paris, France) Obstétrique, 5048 P 10, 6-1984, p 8
(10) GABAUDE B. et GILLET J. Y, ibidem, p 8
(11) HEBERT J. , Maternité-Toxicomanie, pour un abord plus objectif, le Centre « Horizons », Interventions, 1988, 17, P45-50
(12) HEBERT J, ibidem, p 46
(13) CIRARU-VIGNERON N., RAFOWICZ E., NGUYEN TAN LUNG R. ibidem, p 642
(14) BOUBILLEY D. , La demande médicale chez la femme toxicomane, in Toxicomanie, VIH Réseau de soins, Epid 92, 1993 (17) 25-26
(15) WIEVIORKA S. et BOISSONNAS A., Indications et techniques de sevrage et de substitution en cours de grossesse et après laccouchement, J POP 95, Cahiers de lAP-HP, Doin, 1995, 52-58
(16) FINNEGAN Loretta, Treatment issues for opioid-dependant women during the périnatal period, Journal of psychoactiv Drugs, vol 23(2) 1991, 191-201
(17) PARRINO Mark W., traitement à la méthadone, Médecine et Hygiène, Genève, 1994, 181-197
(18) FINNEGAN Loretta, ibidem, p 194
(19) FINNEGAN Loretta, ibidem, p 194
(20) WIEVIORKA S. et BOISSONNAS A, ibidem, p 55