Rapport sur la recherche de l'Association Nationale des Présidents et Vice-Présidents des CME de psychiatrie (1994)


1 - L'état des lieux

A) Les champs de la recherche en psychiatrie sont multiples, en relation avec la complexité de son objet ; le découpage qu'on peut en faire correspond tant aux savoirs qu'à leurs méthodes d'étude
- nosologie,
- psychopathologie,
- psychodynamique (individuelle, familiale_.)
- psychothérapies, thérapies médiatisées, ergothérapie, etc
- soins infirmiers,
- réadaptation,
- travail social,
- biologie,
- pharmacologie et chimiothérapie,
- épidémiologie.

Les domaines de la recherche se ramènent à quatre principaux
- recherche épidémiologique,
- recherche clinique,
- recherche biologique,
- recherche thérapeutique (thérapeutiques médicamenteuses et non médicamenteuses), cette dernière étant en partie de type évaluatif

L’évaluation, ou recherche évaluative, doit être distinguée de la recherche dont elle utilise toutefois les méthodes.

Un champ transversal, qui n'est pas à confondre avec l'évaluation, peut être défini comme le repérage et l'appréciation qualitative et quantitative des changements et des facteurs de changement.

B) La recherche est en psychiatrie, autant et sans doute plus que dans d'autres disciplines, indispensable à chaque équipe et à chaque praticien. Est-il besoin de rappeler le rôle et l'importance dans le traitement, du travail d'élaboration psychique et de théorisation ? Les techniques, les procédures et les stratégies de traitement (celui-ci étant entendu comme l'ensemble des soins intégrés dans un projet) se modifient en fonction non seulement de données matérielles comme les avancées de la chimiothérapie, mais aussi de l'évolution de la conception de l'organisation et du fonctionnement de l'appareil psychique et de la modélisation de ses troubles ; ceci conditionne l'évolution - dont on connaît l'ampleur actuelle- des structures et des méthodes de soins.

Aussi, une équipe qui, au terme d'un long travail de recherche, de réflexion et de formation, crée un centre de crise ne peut, par la suite, se contenter de dépouiller la littérature et de participer à des congrès ou colloques sur le sujet. Elle doit - ou plutôt elle est nécessairement conduite à - entreprendre un travail de recherche (avec ses moyens propres et les apports extérieurs dont elle peut disposer) sur les problèmes techniques et, théoriques qu'elle rencontre ; entre autres, quelle est l'importance des états-limites dans la population que dessert le centre ou dans la clientèle qu'il traite ? Les états-limites représentent-ils des formes prépsychotiques ou des structures intermédiaires ou encore des états indifférenciés aux potentialités évolutives vers l'une comme l'autre des lignées psychotique et névrotique ? etc. Ces recherches épidémiologique et clinique sont à distinguer de l'évaluation qui aura pour objectif d'apprécier le rôle des soins et des traitements mis en oeuvre dans l'évolution des patients ou les conséquences du fonctionnement du centre sur l'ensemble du dispositif du secteur (ainsi, y a-t-il une modification de l'hospitalisation ?) ou encore l'indice de satisfaction des médecins et institutions envoyeurs de patients.

C) Une des caractéristiques essentielles de la psychiatrie en tant que dispositif de santé publique est constituée par une organisation « horizontale» et non pas «verticale» ou « pyramidale ». La notion de service qui regrouperait les cas compliqués d'un département ou d'une région, nécessitant des investigations et des traitements sophistiqués, est dépourvue de sens en psychiatrie. L’existence de structures interrégionales spécialisées, telles les Unités pour Malades Difficiles (U.M.D.), ne remet pas en question cette évidence. Le traitement ambulatoire et l'hospitalisation, dont la part baisse régulièrement, sont intégrés ; de plus, les pathologies les plus graves exigent, précisément par leur gravité et leur durée de traitement, une prise en charge globale assurant la continuité dans l'espace comme dans le temps, des soins, de la réinsertion sociale, etc. On connaît les difficultés, pour ne pas dire les effets désastreux, du traitement des schizophrènes et d'autres malades graves d'évolution longue lorsque l'hospitalisation en est réalisée à distance. C'est l'un des fondements de la politique de santé mentale poursuivie et développée depuis trente ans. Là où se trouve le matériel clinique, là doit se faire la recherche.

Pour cette raison et pour celle exposée plus haut, la recherche ne saurait être cantonnée dans - ou déléguée à - des services ou centres ad hoc. Cette réalité constitue, par delà les susceptibilités qu'elle peut froisser, un atout de taille pour la psychiatrie. Les bénéfices à court et à long terme d'une intégration harmonieuse de l'organisation des soins et de l'organisation de la recherche dans la politique de santé mentale, sont évidents.

D) L’état actuel de la recherche en psychiatrie en France peut être approché à l'aide d'un inventaire des recherches établi à partir de plusieurs sources :
- les communications aux congrès et autres réunions scientifiques, nationales et internationales.
- les publications dans les revues françaises ou étrangères psychiatriques et non psychiatriques, médicales et non médicales ; le dépouillement systématique des revues et des périodiques bibliographiques montre la très large dispersion des publications des équipes psychiatriques.
- l'évolution du nombre et du contenu des périodiques psychiatriques, psychanalytiques, etc...

On constate le nombre très élevé des publications qui, par ailleurs, couvrent la totalité du champ de la clinique et de la thérapeutique et intéressent les savoirs et les disciplines connexes à la psychiatrie ou lui apportant un éclairage ou un appoint particulier : linguistique, anthropologie, ethnologie, sémiotique, épistémologie, histoire des religions, droit, etc.

L’épidémiologie, domaine né en France mais resté sous développé alors qu'il connaissait une extension constante dans les autres pays, amorce depuis une dizaine d'années une percée croissante. L’inventaire - qui en est à sa troisième édition - réalisé par le Groupe Français. d'Epidémiologie Psychiatrique avec le soutien financier du Ministère de la Santé, montre le nombre, la diversité et l'importance des travaux qui, faute d'une revue spécifique, sont publiés dans des journaux très hétérogènes ou demeurent inédits.

Il existe donc incontestablement une volonté et un mouvement de recherche importants et une production de travaux dont le volume est comparable à celui qu'on peut observer dans les autres pays développés.


La différence quant aux orientations, qui se traduit par une répartition différente du volume des recherches dans le champ de la psychiatrie,en France par rapport à d'autres pays qui alignent essentiellement des travaux dans le domaine de la neurobiologie, de la pharmacologie, de la psychométrie, ne doit pas être considérée comme un signe de retard ou de faiblesse (ceux-ci se manifestent essentiellement au plan des moyens, cf. infra). Cette différence traduit la référence à des modèles dissemblables de la maladie mentale.

Il n'est pas inutile de rappeler que toute organisation des soins, toute procédure thérapeutique, toute recherche et toute politique de santé mentale se réfèrent obligatoirement à un modèle - explicite ou implicite - de la maladie mentale.

Les psychiatres se réfèrent explicitement à deux modèles principaux

Le modèle biologique : la maladie résulte d'une perturbation ou d'une anomalie de l'appareil neurobiologique ; elle est interne au patient, enclose en lui. La relation au malade da qu'un caractère contingent, accessoire (encouragement, soutien, facilitation de l'adhésion au, traitement) - comme dans le cas d'une affection somatique ; le discours d u malade, son comportement n'ont ni sens ni intérêt pour le médecin.

Le modèle psychologique: la maladie résulte d'un trouble de l'appareil psychique ; l'organisation et le fonctionnement de celui-ci sont indissociables de la relation du sujet au monde et à autrui. Cette relation fonde donc l'essentiel du traitement, en même temps que le comportement et le discours du malade, expression de sa relation au réel et aux autres, sont au centre de l'intérêt du médecin.

Les structures accueillant le malade ont pour objectif une remise en sens de ce qui se déroule~ dans le cadre thérapeutique, entre soignants et patient pour lui permettre de restaurer (ou d'instaurer) une relation supportable avec son monde intérieur et le monde extérieur. Bien entendu, pour certaines de ces structures, l'aspect éducatif n'est pas totalement absent.

Le modèle sociogénétique qui a connu quelque vogue il y a une vingtaine d'années, est pratiquement en désuétude. La maladie exprime lés contradictions, les incohérences et les contraintes de la société ; la dimension personnelle - historique et actuelle - est évacuée. Le traitement est représenté par la transformation de la réalité et de l'organisation sociale.

Les deux modèles - biologique et psychologique - coexistent depuis fort longtemps, avec des fortunes diverses.

La force du modèle biologique est étroitement liée aux progrès de la biologie ; la découverte de l'infection syphilitique à l'origine d'une maladie mentale fréquente - la paralysie générale - a donné une impulsion importante à ce modèle au XIX' siècle ; l'apparition de la chimiothérapie psychotrope (psychopharmacologie) à partir de 1960, les progrès de la neuroimagerie (scanner cérébral, exploration par caméra à positon, par résonance magnétique nucléaire) ont amené le modèle biologique (connu sous le nom de « psychiatrie biologique ») au premier plan en Amérique du Nord et en Europe, à l'exception des pays francophones. Les résultats contradictoires des explorations neurochimiques et neuroanatomiques, la stagnation des progrès et des résultats de la psychopharmacologie conduisent actuellement à une amodiation du modèle prenant en compte les aspects psychologiques du fonctionnement mental, généralement sous l'angle comportementaliste et cognitiviste. Il faut également souligner que les équipes ayant en charge au long cours les patients lourds, à travers un dispositif extrahospitalier, ne peuvent en rester à des schémas médicamenteux et sont amenées à travailler avec les patients au plan relationnel même si leur modèle de référence est au départ strictement biologique. Dans les pays où ce modèle reste dominant, la psychiatrie n'est pas organisée en un dispositif cohérent et intégré ; les, malades sont accueillis dans des structures sans lien les unes avec les autres : services pour malades aigus, hôpitaux de décharge pour chroniques. Cette situation, est, au moins en partie, liée au modèle biologique exclusif.

Le modèle psychologique qui a connu le développement que l'on sait avec la psychanalyse, a sensiblement évolué depuis trois ou quatre décennies : d'une part, il s'est diversifié, intégrant des modèles issus des théories de la communication (théorie systémique), de la phénoménologie (analyse existentielle), des théories de la connaissance (modèle cognitiviste) etc. D'autre part, il s'est généralisé s'étendant aux psychoses - c'est-à-dire aux troubles mettant en jeu l'identité et l'unité du sujet et sa relation à la réalité matérielle et relationnelle familiale et sociale. Ce modèle a pris en compte l'organisation et le fonctionnement des institutions de soins elles-mêmes (psychothérapie institutionnelle). Enfin, il a intégré la dimension neurobiologique.

Ce modèle, ou plutôt les modèles de ce type, restent très majoritaires en France, où ils font le consensus des services assurant la sectorisation. Cette caractéristique, qui est à porter au crédit de la psychiatrie française, n'est pas surprenante : la circulaire du 15 mars 1960 qui a défini et initié la politique de secteur était référée implicitement au modèle psychologique (bien qu'elle n’exclut nullement les aspects biologiques de la maladie et du traitement). Toutefois ce modèle est actuellement attaqué de manière masquée, la politique de restriction financière tendant à promouvoir implicitement le modèle biologique moins coûteux à court terme.

On observe d'autre part, et cette donnée est particulièrement importante pour fonder une politique, inexistante jusqu'à présent, que la recherche en psychiatrie est réalisée par un très large éventail d'acteurs dont une minorité est spécifiquement et officiellement investie d'une mission de recherche.


- Les deux grandes agences - INSERM et CNRS - sont essentiellement présentes au plan de la neurobiologie et, dans une moindre mesure, de la pharmacologie. Leur place en épidémiologie et dans le domaine des psychothérapies (cf., par exemple, le Groupe SCRIPT-INSERM) n'est toutefois pas à négliger.

Leur contribution, par le biais des réseaux et des contrats externes, pour être encore peu utilisée par les équipes de psychiatrie, a permis la mise en place de quelques programmes.

- L’université est présente d'une part et surtout par les services hospitalo-universitaires, dont certains chefs ont conjointement la responsabilité d'une Unité de l'INSERM. Les services hospitalo-universitaires, dont la majorité, en dehors de l’A.P. de Paris, sont sectorisés, se caractérisent pour ce qui est de la recherche moins par l'importance de leurs moyens propres que par leur compétence méthodologique et leur capacité à obtenir des financements extérieurs. Il faut noter l'importance de leur contribution dans le domaine psychopharmacologique, entre autres dans la direction d'études multicentriques.

L’université participe, d'autre part, à la recherche au plan des U.F.R. de psychologie et des sciences humaines.

- Les Secteurs non-universitaires fournissent une part très importante de la recherche, en mobilisant leurs moyens, ce travail s'ajoutant aux activités cliniques, mais parfois aussi en obtenant des financements spécifiques : quelquefois par les établissements hospitaliers ; les Observatoires Régionaux de la Santé, du moins dans leurs premières années où ils disposaient de ressources importantes, soutiennent des recherches épidémiologiques ;' actuellement, d'autres sont réalisées, avec un financement Etat et/ou Département, dans le cadre de la procédure de planification (préparation des Schémas Départementaux d'Organisation) conduite par les Conseils Départementaux de Santé Mentale. La Mission Inter Ministérielle de Recherche (M.I.R.E.) a apporté un financement de l’Etat à un certain nombre d'études; cependant - et c'est un élément à retenir pour la réflexion - le flou, au moins apparent, des critères de sélection des dossiers et l'absence de concertation avec les professionnels au plan de la définition de la politique et des objectifs de la Mission sont à l'origine d'une désaffection des équipes du terrain.

- Les recherches psychopharmacologiques sont généralement financées là comme ailleurs par l'industrie pharmaceutique. On peut regretter que, dans ce domaine, comme dans les autres, la recherche ne dispose pas de moyens indépendants suffisants.

- Les Associations Scientifiques, qui constituent un ensemble très hétérogène - par la taille, l'organisation, les objectifs, les réalisations, etc. - interviennent dans la recherche le plus souvent en offrant un lieu de présentation et de diffusion de travaux dont une part sinon resterait confidentielle, en permettant aux chercheurs (praticiens ou équipes) isolés des échanges et une confrontation indispensables. Les objectifs et les programmes qu'elles peuvent assigner à leurs réunions scientifiques représentent une incitation et une ouverture à des études ad hoc. L’intervention de certaines associations est plus directe, par le moyen de prix ou de bourses d'étude. Des associations, spécialisées dans un domaine ou créées spécifiquement à cet effet par une équipe ou plusieurs secteurs regroupés, financent ou réalisent directement des travaux. de recherche. Une trentaine d'associations sont désormais regroupées en une Fédération Française de Psychiatrie ayant, notamment pour rôle la liaison avec l'INSERM.

Certaines études - généralement orientées vers le handicap et la réinsertion sociale - sont financées par des associations. non scientifiques, telles l'UNAPEI ou l'UNAFAM.

- Les Fondations tiennent en psychiatrie une place beaucoup plus réduite que dans les autres disciplines. Les deux principales - Fondation de France et Fondation pour la Recherche Médicale - consacrent une faible part de leur budget aux neurosciences les rares recherches qu'elles financent dans le domaine de la psychiatrie intéressent. la biologie ou la neuroimagerie. Les autres fondations, beaucoup moins importantes, interviennent par le moyen de bourses et de prix.

- Une mention particulière doit être faite des thèses et mémoires dont certains sont le fruit d'un important travail de recherche diffusé ensuite sous forme, d'articles, concrétisant l'intérêt d'une équipe ou d'un praticien pour un thème. La réduction drastique de l'effectif des internes et leur disparition totale de certains établissements n'est pas sans conséquence .sur la recherche.

E) Le foisonnement apparent des travaux ne doit pas masquer l'insuffisance et la faiblesse de la recherche psychiatrique dans notre pays :

- la recherche clinique reste éparse et ne parvient. pas à prendre une ampleur convenable.
Les nouvelles dispositions relatives au financement à partir du budget hospitalier n'ont encore rien apporté à la psychiatrie.
- l'épidémiologie, malgré un développement intéressant, conserve un volume réduit, alors même qu'est impulsée une démarche planificatrice.
- la recherche méthodologique reste très limitée, ne pouvant fournir les instruments et les outils dont la recherche psychiatrique a besoin l'importation d'instruments et de critères élaborés et validés outre-Atlantique n'est pas plus adéquate que l'utilisation d'instruments non validés.
- la recherche évaluative est, depuis fort longtemps, une des préoccupations des psychiatres,
sans qu'ils aient, là comme ailleurs, les moyens nécessaires. Il est tout à fait dommageable que le développement de l'évaluation, de découverte récente pour les gestionnaires et les décideurs administratifs et politiques, se fasse dans une perspective essentiellement économique ou, plus exactement, comptable.

- la recherche en matière de stratégies préventives, qui prend appui également sur les domaines,qui précèdent, reste un champ bien peu exploré, en contradiction avec les discours officiels, faute des moyens considérables qu'elle requiert.

Bref, les besoins en recherche sont actuellement bien loin d'être couverts.

Par ailleurs, les travaux français sont fort peu diffusés et, par suite, connus à l'extérieur, si l'on excepte les pays francophones européens et africains nous y reviendrons. La participation des équipes françaises aux programmes internationaux reste très faible : il suffit de constater que cinq centres et seize psychiatres ont collaboré dans notre pays à l'élaboration de la CIM 10, cinq centres et soixante quinze psychiatres au Danemark.

Il - Les besoins et les projets

A) La recherche en ce qui concerne le service public de psychiatrie, ne manque ni d'initiatives, ni d'idées, ni de projets. Elle souffre d'un manque de moyens spécifiques, étant pour la plus grande partie jusqu'à présent, réalisée en parasite sur les moyens des structures de soins.

La définition des moyens nécessaires n'est ni simple ni innocente car il en découle de fait la politique de recherche, c'est-à-dire non seulement les ressources que la collectivité entend y consacrer (c'est par ailleurs un indicateur de l'intérêt, qu'elle porte aux malades mentaux) mais encore les incitations et surtout les orientations que dessineront les formes et la répartition de ces ressources on retrouve ici la fonction du modèle.

Ainsi, l'aspect quantitatif du savoir et quantificateur de la recherche n’est pas seul à prendre en compte. De par son objet même la recherche en psychiatrie inclut nécessairement les études casuistiques. Est-il besoin de rappeler que, tous les traitements psychothérapiques sont nés et continuent de se développer à partir des études de cas individuels (même si leur évaluation comporte des aspects quantitatifs) ? De même, l'étude psychopathologique des modifications sémiologiques induites par la chimiothérapie ne peut s'en tenir à la seule approche massive par questionnaires étalonnés. Ce sont là deux exemples parmi bien d'autres nous y reviendrons.

En d'autres termes, et compte tenu de ce qui est souligné ici, il ne s'agit pas de créer des unités ou laboratoires spécifiques de recherche en psychiatrie et d'y concentrer l'essentiel de moyens nouveaux, mais de tirer le meilleur parti des ressources existantes grâce a un apport judicieux de ressources supplémentaires.


Les besoins se situent à. plusieurs niveaux:

- conseil et assistance méthodologiques, épidémiologiques et biostatistiques,
- assistance bibliographique et documentaire,
- prestations informatiques,
- disponibilités en temps de recherche pour les cliniciens,
- diffusion des travaux.

B) Pour y répondre, les établissements hospitaliers gérant les secteurs doivent recevoir, une dotation supplémentaire permettant d'une part le recrutement à titre temporaire ou permanent des personnels nécessaires (méthodologistes, épidémiologistes, bio statisticiens, ...), d'autre part l'augmentation d'effectif des cliniciens venant compenser le temps consacré à la recherche sans la mettre en concurrence ou en opposition avec le travail de soin. Certaines prestations peuvent être offertes par le Département d'Information Médicale jouant son rôle de plateau technique (à condition que l'établissement puisse le créer et que le D.I.M. dispose des moyens, convenables).

Il est évident qu'il ne saurait y avoir d'attribution à titre structurel d'une enveloppe de moyens dans laquelle chacun puiserait au gré de vagues projets. Une telle dotation ne peut correspondre qu'à des projets précis dûment élaborés dont, seuls le renouvellement et la succession peuvent
donner à cette dotation une forme quasi structurelle.

Ceci implique que les établissement se dotent d'une commission ou d'un conseil scientifique examinant les dossiers de recherche présentés par les secteurs, une instance tierce (CME ou commission ad hoc) répartissant les moyens entre les projets retenus, les études non retenues pouvant bien sûr être réalisées par leurs promoteurs avec leurs moyens propres.

Les établissements hospitaliers doivent avoir la possibilité de faire appel à des financements extérieurs sans obligatoirement passer par le détour de la voie associative, bien que la création d'une association scientifique regroupant plusieurs secteurs ou la totalité reste évidemment possible, sa collaboration avec l'établissement devant être clairement définie, dans le cadre d'une convention.

Les sources de financement extérieur doivent être diversifiées pour conserver la souplesse et la capacité d'innovation indispensables :

- création d'un fonds national de la recherche psychiatrique, prévoyant une large représentation des psychiatres non universitaires, publics et. privés, au conseil d'administration et au conseil scientifique.. Ce fonds pourrait être alimenté par l'Etat, l’Assurance Maladie, etc...

- incitations à la création et au développement des fondations et du mécénat scientifique orientés vers la recherche e n psychiatrie.

C) il existe d'autres besoins qui se situent sur des plans différents

Les études épidémiologiques d'une certaine ampleur nécessitent une coordination qui, pour autant, conserve à chaque centre collaborateur sa part d'initiative et de, responsabilité dans l'élaboration du projet et sa réalisation. On sait depuis longtemps que cette condition est indispensable au déroulement correct et complet de toute enquête fondée sur le recueil large et prolongé de données. La création d'une structure centralisée souple, tel un Observatoire National de la Santé Mentale, pourrait répondre à ce besoin.

La méthodologie des recherches en santé mentale et la mise au point d'instruments pertinents et validés sont loin d'être actuellement résolues. L’adoption d'éléments, « tout faits » importés n'est pas satisfaisante. Des recherches spécifiques sont donc nécessaires ; elle exigent des moyens importants, là aussi dans des protocoles multicentriques.

La psychiatrie souffre des mêmes carences en statisticiens, ou informaticiens en méthodo1ogistes et en épidémiologistes que l'ensemble de la médecine. Bien que plusieurs initiatives aient, depuis quelques années, permis d'initier et de former un certain nombre de psychiatres à la méthode épidémiologique, un effort considérable reste à faire.

Il y a donc nécessité et urgence d'une part de développer les formations dans leurs différents niveaux (de l'initiation à la spécialisation), par un apport financier adapté aux organismes (universités, institutions, associations proposant déjà ou susceptibles de. mettre en place ces formations, d'autre part de permettre aux praticiens de se former, pour certains de se spécialiser, dans le cadre d'une majoration incitative des crédits de formation continue et des créations de postes spécifiques dans les établissements hospitaliers.

Au passage, il faut souligner l'importance d'un programme incitatif de formation. des psychiatres au maniement, écrit et oral, d'une langue étrangère.

D) La recherche clinique, déjà plusieurs fois évoquée, mérite une mention toute particulière, pas seulement parce qu'elle est la parente pauvre en psychiatrie - qui demeure pourtant la seule discipline exclusivement clinique- comme dans, les autres disciplines, mais en raison de l'importance de ses implications et conséquences, notamment dans le domaine de la psychopathologie.


Il faut rappeler tout d'abord le fait - évident mais souvent méconnu des professionnels et ignoré des administratifs - que toute classification sur des critères positifs, en vue d'une comparaison de groupe à groupe, s'accompagne d'un appauvrissement des descriptions psychopathologiques et que toute recherche « codifiée » ne peut aboutir qu'à une réduction théorique considérable comme le rappelle fort bien A. Magoudi dans une revue de la littérature sur les toxicomanies, en 1985.

On doit ajouter que les classifications, si élaborées qu'elles apparaissent, notamment au plan de la critériologie (DSM III-R, DSM IV, CIM 10, etc.) ne sont, - et d'ailleurs n'y prétendent pas - une nosologie, une taxonomie et. encore moins une psychopathologie (cf articles US récents, par ex: «DSIM-III-R as a taxonomy» par M.A. Gara et al., J.NervMent.Dis., 1992, 180, 1, 11-19).

Ceci pour tempérer l'enthousiasme de certains collègues et/ou chercheurs et des décideurs politiques et administratifs qui y voient l'unique référence de toute recherche sérieuse.

En psychiatrie comme dans toutes les autres disciplines médicales, les progrès thérapeutiques - incluant la chimiothérapie - et l'évaluation des soins (le terme ne recouvrant, jusqu'à, présent, guère que l'étude des coûts) sont indissociables des progrès, des connaissances de la physiopathologie. Celle-ci, c'est l'un des aspects de la spécificité de la psychiatrie, est ici représentée par la psychopathologie, au sens vrai du terme* et non dans son assimilation populaire à « pathologie mentale ». Qu'elle soit classique ou désormais « dynamique », elle implique des méthodes et des instruments de recherche adaptés, c'est-à-dire fins. S'en tenir à. des études statistiques fondées, par nécessité méthodologique, sur une critériologie symptomatique et comportementale, équivaudrait par exemple en recherche cancérologique à se cantonner à l'étude des modifications humorales et cytologiques.

Il en est de même pour les progrès dans les choix thérapeutiques ; il suffit d'évoquer la question des indications chimiothérapiques chez les patients schizophrènes. A la suite des travaux de N. Andreassen, sur la distinction symptômes positifs/symptômes négatifs, il est apparu simple et commode de répartir les. schizophrènes en deux formes relevant d'actions neuroleptiques différentes d'où découlent des choix codifiés de produits et de posologies.

Faute d'une approche psychopathologique et d'une réflexion épistémologique, les difficultés et les conséquences de cette distinction,. qui se cantonne à un plan superficiel, sont particulièrement graves. Par exemple, en pratique, les indications chimiothérapiques souffrent de nombreuses exceptions qui nécessitent d'examiner les cas sous un autre angle ; d'autre part, la désignation des patients, sur des critères psychométriques, comme « déficitaires » les exclut des soins les plus importants - certes coûteux - et les oriente vers le secteur social qui a à connaître du handicap ; cependant, nombre de ces patients n'ont de « déficitaire » ou « négatif » que la présentation, elle-même indissociable de l'environnement, et relèvent de soins diversifiés, entre autres de techniques psychothérapeutiques. Ici apparaît la dimension éthique dont toute politique de recherche - ou de soin, pour ne pas dire, « politique tout court » - ne peut faire l'impasse.

Il est donc impératif et urgent d'affirmer la nécessité absolue de reconnaître, soutenir et développer la recherche clinique dans notre discipline, particulièrement en psychopathologie. Pour impliquer des études casuistiques - éventuellement à partir d'enquêtes statistiques et épidémiologiques - cette recherche n'en exige pas moins des moyens importants, non en dépenses informatiques mais en temps de clinicien-chercheur. Elle doit donc figurer à part entière dans une politique de recherche et dans le budget que celle-ci doit se donner.

E) En psychiatrie, comme dans les autres disciplines médicales, la diffusion des travaux est confrontée à diverses difficultés : la bonne santé de la presse spécialisée, que semble attester le nombre important des revues et la naissance continuelle de nouvelles, n'est qu'apparente.
Les revues connaissent des difficultés financières croissantes, les abonnements et les budgets publicitaires des firmes pharmaceutiques allant en se réduisant et en outre se répartissant sur un nombre plus élevé de périodiques. Les revues qui tirent actuellement leur épingle du jeu, du point de vue financier, ont la forme de magazine. Les revues qui possèdent un véritable comité de lecture avec des jurés (« referees » des revues anglo-saxonnes) anonymes restent la minorité ; beaucoup n'annexent aux articles ni résumé anglais ni mots-clefs ; peu de bibliographies -quels que soient les auteurs- sont conformes aux standards internationaux. Les revues psychiatriques et connexes se sont progressivement spécialisées par un choix - délibéré (ex: l’Encéphale en psychiatrie « biologique ») ou par l'attraction réciproque auteurs/lecteurs, si bien que nous ne disposons actuellement d'aucun périodique généraliste de grande audience, comparable au British journal, à l’American joumal of Psychiatry ou aux Archives of Général Psychiatry

La diffusion des travaux français,à l'étranger est très restreinte ; la littérature française est pratiquement absente des bibliographies anglo-saxonnes pour plusieurs raisons ; fort peu de revues françaises sont. référencées dans les publications ou les banques bibliographiques américaines ; une seulement, par exemple dans les Current Contents (les Annales médico-psychologiques). Ceci tient certes, d'une part, à la différence de centrage des travaux, les articles nord-américains traitant majoritairement d'épidémiologie, de biologie, de chimiothérapie ou d'évaluation et d'autre part, au recul de la langue française. La raison en est également dans la structure même de la presse psychiatrique française dont les données ont été rappelées plus haut, entre autres dans. l'absence d'une grande revue généraliste de diffusion internationale : il faut constater que les travaux français ne sont pas davantage cités dans le Canadian journal of Psychiatry (bilingue).


L’implantation à l'étranger des revues existantes, non seulement dans les pays anglo-saxons mais aussi outre-Rhin et en Europe de l'Est, sous la forme d'éditions en langue étrangère, présente des difficultés à première vue insurmontables ; aucun éditeur ou groupe d'édition français ne possède le poids et la capacité d'initiative suffisants ; les groupes étrangers qui commencent à s'implanter en France, ce qui va accélérer le bouleversement du paysage de l'édition scientifique et médicale, sont surtout intéressées par les éditions françaises de revues étrangères ou la reprise de titres existants. La création d'une grande revue généraliste à vocation d'éditions étrangères ne peut guère s'envisager que dans la perspective d'une politique générale.

Un plan - désormais indispensable et urgent - de soutien et de réorganisation de la presse médicale et de promotion de sa diffusion à l'étranger devra réserver une, place suffisante à la presse spécialisée en psychiatrie.

Conclusion

Les besoins en recherche dans le domaine de psychiatrie sont particulièrement importants, diversifiés et décentralisés. Les réponses à y apporter doivent naturellement offrir les mêmes caractéristiques spécifiques.

Ces réponses sont, jusqu'à présent, malgré un foisonnement d'initiatives, d'idées et de travaux, insuffisantes quantitativement et qualitativement, certains domaines restant à peine exploités, du fait d'un niveau particulièrement faible des ressources. Cette situation, qui, à terme, entrave l'évolution des thérapeutiques et le développement des actions de prévention, est très préoccupante. Elle exige une action volontariste de la collectivité répondant à l'effort des professionnels de la santé mentale.

Le service public de psychiatrie qui assure actuellement, malgré la pauvreté de ses moyens, une large part de la recherche, doit être partie prenante,et acteur de l'élaboration et de la réalisation d'une politique de recherche qui doit prendre en compte l'ensemble du champ de la psychiatrie, sans rien en exclure, et se doter des moyens convenables.
* Psychopathologie : c'est-à-dire de psychologie du pathologique renvoyan à la recherche d'un trouble fondamental chargé d'unifier la diversité symptomatique (M. Porot)


Dernière mise à jour : mardi 9 octobre 2001 14:23:21
Dr Jean-Michel Thurin